L’esprit vole de sottise en sottise comme l’oiseau de branche en branche. Il ne peut faire autre chose. L’essentiel est de ne point se sentir ferme sur aucune.
(Paul Valéry)
Cher Laurent*,
je vous remercie pour votre invitation, mais lors de notre entretien concernant la destruction de certaines pages du Journal de Jules par Marinette, pris au dépourvu par Laura et Pam, je n’ai pu répondre à votre question, laquelle était : « Comment savez-vous que ce sont les plus belles pages qu’elle a détruites, alors qu’on ne les a pas vues ? »
Étant maintenant allongé au bord de l’eau avec un peu de sérénité, il m’est enfin possible de vous répondre.
Jules Renard était féroce et impitoyable - autant qu’il était mélancolique, tout cela est bien souvent lié. Par ailleurs, que vaut une pensée si elle n’induit pas une perturbation, un sourire, ou les deux, idéalement ? C’est pourquoi il me semble que les passages détruits par son épouse ne pouvaient être que parmi les plus dérangeants, et donc les plus intéressants.
Avec toute ma sympathie depuis les Steppes de nulle part.
*Laurent Ruquier, célèbre journaliste et animateur radio à cette époque.
(3008)
Rémi Mathieu relie Tchouang-tseu à Lewis Caroll. « Tous deux font l’apologie du nonsense, dit-il, le langage n’étant qu’une façon de se tromper soi-même et de tromper les autres. »
Il me semble que l’humanité s’approche avec lenteur de ce constat, mais il n’est pas certain qu’elle s'améliorera pour autant. Il se trouvera toujours ici où là quelques individus désirant « donner du sens » - à coups de hache, comme il se doit.
(3007)
Mon imagination me pousse à chercher refuge dans un lieu retiré comme celui-là, loin des déceptions qui me menacent, mais la raison me retient, et me murmure que le monde est toujours le monde, et l’homme ce même mélange de faiblesse et de folie qui doit tour à tour susciter l’amour et le dégoût, l’admiration et le mépris.
(Mary Wollstonecraft)
Égyptologues, hellénistes et tant d'autres ont la nostalgie de ce qu’ils nomment « Âge d’or », « Peuples hautement civilisés », etc. Or toute période de l’histoire, même la moins meurtrière, n’est que celle de l’exploitation et de l’écrasement des uns par les autres. La loupe du savant l’empêche d’avoir une bonne vision.
Un bon historien devrait écrire : « Époque unetelle, calamité. »
(3002)
Quand quelqu’un dit qu’il ne m’apprécie pas, je ne peux que lui donner raison. Et encore : il ne sait pas tout. Si chacun d’entre nous avait un miroir permettant de lui montrer ses défauts à chaque fois qu’ils se manifestent, personne ne survivrait. Il faut se mentir à soi-même pour s'aimer tout à fait.
Comment peut-on mettre au monde un enfant, à moins d’être certain qu’il sera dépourvu de discernement ? Voilà qui m’a toujours stupéfait.
« Masochisme » répondra le Psychologue de base, auquel il est inutile de s’adresser.
(2993)
Les opposés se succèdent naturellement en nous et hors de nous. Il ne m’est ni utile, ni possible de trouver le pourquoi des phénomènes ; ce qui m’importe, c’est de savoir qu’après tel mouvement j’aurai tel autre. Le cercle vicieux est donc le meilleur de tous les raisonnements.
(Marie-Jean Hérault de Séchelles)
Je ne sais pas ce que c'est que la liberté, moi, ni ce que c'est que la
patrie. J'ai toujours été fouetté, giflé, - voilà pour la liberté ; -
pour la patrie, je ne connais que notre appartement où je m'embête, et
les champs où je me plais, mais où je ne vais pas.
Je me moque de la Grèce et de l'Italie, du Tibre et de l'Eurotas. J'aime
mieux le ruisseau de Farreyrolles, la bouse des vaches, le crottin des
chevaux et ramasser des pissenlits pour en faire de la salade.
(Jules Vallès)
Les aphorismes de Blaise Lesire, dit le Marquis de l’Orée, dans ce premier livre Opuscule navrant, au titre d’une délicate ironie, se fondent sur une seule certitude, celle de l’incertitude, et, comme il le dit de façon apparemment tragique, de « l’insanité du bonheur ».
Lire un recueil d’aphorismes est une opération de longue haleine, on peut se promener en trempant sa ligne dans le ruisseau et en avançant à la paresseuse… Puis, soudain, une piqûre, un vif-argent entre deux eaux et un éblouissement surgit.
Opuscule navrant révèle une boîte à bijoux où se nichent la langue de la vivacité, la mélancolie ensoleillée, une vive désespérance et une ironie toujours en osmose avec le pitoyable ou le grandiose de notre improbable humanité.
« Dérober la cerise et délaisser le gâteau » (1972)
« Je n’ai qu’une parole, et c’est pour ça que je ne vous la donnerai pas. Je refuse que l’on me pense capable de tenir une promesse » (1976)
Dans cette œuvre exploratrice aux deux mille entrées, Blaise Lesire fait une entrée remarquable et remarquée dans la littérature. Les articles élogieux de Bruxelles à Paris, d’autres suivront certainement, relèvent la qualité intrinsèque de l’ouvrage : une radicalité joyeuse, une langue sans paresse, exigeante et fine, toute entière marquée par ce pari inouï de vivre la tête haute avant qu’elle ne tombe.
Nous sommes dans le centenaire de la naissance du surréalisme et les éditions Le cactus inébranlable ont magnifiquement rappelé à quel point le surréalisme belge se démarquait d’avec d’autres courants surréalistes en brocardant toute papauté en la matière.
L’auteur nous fait part des vertiges et des joyeusetés mortifères de notre métier de vivre. C’est « un livre paresseux comme un miroir, les odeurs en plus. »
Sa lecture, à petites doses, fait naître à chaque fois le sentiment d’une profonde complicité avec le lecteur. La fausse bonhomie où l’emphase discrète sont les risques majeurs du praticien de l’aphorisme. Blaise Lesire, à aucun moment, ne se paye de mots, lui qui nous rappelle que « La mélancolie est le seul patrimoine de l’humanité qui mérite d’être sauvegardé » (771).
L’auteur, qui a choisi de vivre dans un discret écart du monde littéraire, vient d’y prendre place de façon magistrale. La vivacité et, osons le mot, la compassion de l’écrivain avec la compagnie des hommes, donnent à ce livre une roborative dimension. Autrement dit, chez Lesire, la mélancolie ne rétrécit pas l’horizon mais, au contraire, en révèle les innombrables diffractions.
"Citoyen du monde végétal, j’envierais le minéral."
Nous savons, en ce temps de sarcasme et de folie meurtrière sans cesse renouvelés, que la littérature peut peu de choses, si ce n’est qu’elle renvoie, quand elle est de la matière de celle de Blaise Lesire, à une forme d’enthousiasme à ne pas céder et à lire dans les plis de l’histoire des raisons de ne pas croire mais de penser, humblement peut-être, à l’infinie complexité du monde où chacun a ses raisons quand la raison démissionne.
Daniel Simon
(Merci à Daniel Simon, LDS - Par ici)